FICHE 18

Pourquoi existe-t-il des entreprises multinationales ?

(D'après Pierre Cyrille Hautcoeur)

Exploitation pédagogique réalisée par Madeleine Casanova (Lycée Jean Zay, Orléans) et Jean-François Soutenain (Lycée Benjamin Franklin, Orléans)

Mots-clés : multinationale ; groupe ; internationalisation ; avantages spécifiques ; localisation ; coûts de transactions

Produire à l’étranger n’est pas facile pour une entreprise. Elle est désavantagée par rapport aux entreprises du pays. Les obstacles sont nombreux :

· coûts de communication entre la maison-mère et la filiale ;

· barrières culturelles ;

· coûts de déplacement des cadres et des primes d’expatriation ;

· situation à l’étranger incertaine : en particulier les relations avec les pouvoirs publics locaux, qui peuvent être difficiles (risque de nationalisation des filiales).

De plus il existe deux autres possibilités : exporter directement ou faire produire sous licence par un industriel local. Apparemment, on a donc des substituts à la multinationalisation, et celle-ci a des coûts. Logiquement, il ne devrait jamais exister de multinationales.

La création d’une filiale suppose donc des contreparties à ces obstacles et les spécialistes* de ces questions considèrent qu’il faut que trois raisons majeures soient réunies :

1. Avantages spécifiques
Ce que l’entreprise sait faire mieux que ses concurrents : il faut que la firme dispose d’actifs spécifiques qui puissent être exploités à l’étranger ;

2. La localisation à l'étranger
Choix entre multinationalisation et exportation :
il faut qu’une production réalisée dans différents pays soit supérieure à une production centralisée suivie d'exportations.

Ces deux premiers critères expliquent pourquoi il vaut mieux produire dans le pays étranger plutôt que produire nationalement et exporter. La troisième raison est la préférence à produire de manière intégrée au sein d’une même entreprise :

3. Multinationalisation au sein de l'entreprise
Choix entre faire ou faire faire : il faut qu’il y ait un avantage à produire au sein d’une même entreprise plutôt que sous licence.

1. Avantages spécifiques

L’entreprise doit posséder une compétence spécifique

Pour compenser l’avantage dont disposent les entreprises en place, l’entreprise doit posséder une compétence spécifique : des choses qu’elle sait faire et que personne d’autre ne sait faire aussi bien. C’est un avantage construit par elle et qui lui confère une position de type monopolistique. Il peut s’agir :

· d’avantages liés aux imperfections des marchés de biens (avantage commercial lié à la différence entre les produits) ;

· d’avantages liés aux imperfections au niveau des facteurs de production (avantages technologiques).

La technologie possédée par l’entreprise sous brevet est une chose dont elle est la seule à pouvoir se servir et elle a intérêt à l’exploiter de la manière la plus large possible à l’échelle mondiale. La marque déposée de fabrication est souvent, au-delà du nom, un signe de reconnaissance de cette technologie.
Ainsi la marque Hennessy est synonyme mondialement de compétence en matière de Champagne ; aux États-Unis la firme exploite sa renommée et sa technique en développant des vins blanc mousseux issus de vignobles californiens.

Au-delà d’une marque ou d’une technologie, on peut exporter au niveau international un savoir-faire, des méthodes d’organisation de l’entreprise (exemple : les formes d’organisation des entreprises japonaises). Il y aussi des marchés de facteurs ou de produits auxquels l’entreprise a un accès privilégié. Il y a enfin sa propre expérience de multinationalisation antérieure (l’expérience a accru une compétence spécifique).

De fait, les travaux sur la multinationalisation ont montré que celle-ci était liée à des investissements :

· en recherche-développement (pour développer des brevets) ;

· en publicité (dépenses pour renforcer la spécificité des produits) ;

· et aux profits (signes d’une rente spécifique).

L’avantage spécifique doit être transférable

Il ne suffit pas d’avoir des avantages spécifiques, il faut aussi que ces avantages soient transférables.

Ainsi, un des avantages spécifiques des entreprises japonaises est leur organisation. Mais ceci est lié à des spécificités culturelles. Avec une main d’œuvre non japonaise il y a, au moins, un temps d’adaptation. Un exemple est celui de la spécificité des parcs Disney. Le transfert en Europe (le parc Eurodisney) a dû se faire en adaptant, voire en renonçant à certaines spécificités pour s’adapter à la culture européenne.

La multinationalisation peut aussi consister à acheter des spécificités à l’étranger

Il y a parfois un renversement du lien de causalité : des entreprises se multinationalisent non pour exporter une compétence spécifique mais pour aller la chercher en rachetant des entreprises.
Ceci explique un certain nombre de rachats effectués aux États-Unis par des firmes européennes : rachat d’entreprises spécialisées dans la recherche-développement, notamment dans l’industrie pharmaceutique, ou spécialisées dans certains types de production (des encyclopédies) ou de commercialisation (sur Internet).

 

2. La localisation à l'étranger

Il faut que la production qu’on engage dans chaque pays où l’on a des filiales ait un avantage particulier en terme de localisation (sinon, il vaut mieux exporter).

Du côté de l’offre

Les différences qui peuvent influencer la décision d’implantation à l’étranger sont essentiellement liées aux coûts de productions :

· différence de prix des facteurs de production ;

· consommations intermédiaires difficilement transportables ;

· différences de qualités des facteurs de production ;

Il s’agit de combiner les avantages comparatifs du pays et l’avantage compétitif de la firme.

Le problème du transport peut être un élément déterminant : ainsi, les produits frais laitiers, s’exportent difficilement. Il est beaucoup plus simple (et moins coûteux) de les fabriquer sur place.

L’implantation à l’étranger n’est parfois pas efficiente (cas d’une entreprise de jouets française qui, après une expérience malheureuse de fabrication de jouets en Chine, a décidé de rapatrier sa production en France).

Du côté de la demande

Pour bien connaître un marché (et se faire connaître), il est nécessaire d’être sur place (on parle de "distance psychique"). Il s’agit dans ce cas de percevoir les spécificités de la demande locale.

Cela peut aller jusqu’à racheter une marque locale connue pour produire sous son nom.
Ainsi, à Nantes, une multinationale américaine a racheté la "Biscuiterie Nantaise".
De même Electrolux a racheté la marque Arthur Martin et continue à produire sous ce nom.

Il peut y avoir aussi la volonté de contourner les mesures protectionnistes : s’installer dans le pays étranger permet de contourner directement la protection, mais aussi de donner, par l’embauche de main d’œuvre locale, une image positive de la firme (cas des entreprises japonaises qui se sont installées aux États-Unis ou en Europe).

Autres raisons

Des entreprises en situation dominante sur leur marché d’origine peuvent aussi chercher à éviter la condamnation des autorités concurrentielles, en cas d’extension de leur position sur le territoire national. Cela les conduit à produire ailleurs, le lieu important alors peu. Ce fut le cas pour certaines sociétés américaines.

La multinationalisation est aussi pratiquée par les sociétés qui souhaitent diversifier leurs risques et ne pas être soumises à une seule conjoncture nationale : une société française de skis a décidé de produire aussi au Japon pour diversifier le risque d’hivers peu enneigés.

3. Multinationalisation au sein de l'entreprise

Pourquoi produire soi-même ?(au lieu de concéder des licences à des exploitants étrangers) Le concept d’internalisation (rendre une production interne à une entreprise) est la théorie qui explique pourquoi il existe des entreprises.

 Le prix Nobel R. Coase posait la question en 1937 dans un article célèbre ("La nature de la firme").

Pour Coase, une entreprise apparaît quand le marché n’est pas suffisamment efficace. L’organisation est plus efficace que le marché comme système d’allocation de ressources si l’entreprise a su mettre en place des actifs spécifiques de sa combinaison productive. L’efficacité de l’organisation dépend de sa capacité à créer et contrôler des actifs spécifiques. Les producteurs individuels isolés, quand ils sont confrontés à des situations d’échanges marchands, subissent des coûts de transactions : s’informer, négocier, rédiger des contrats, contrôler leur exécution… La firme, en centralisant la production élimine une grande part de ces coûts et, de ce fait, apparaît comme plus efficace.

Au niveau international, on peut transposer l’idée. En cas de vente d’une licence, l’organisation de la production est en quelque sorte "déléguée". Se prémunir contre le risque de comportements opportunistes du partenaire entraînerait des coûts de transactions élevés. Cet "aléa moral"pousse à l’internalisation pour éviter les risques :

· de perte de la licence (les droits de la propriété industrielle sont mal défendus dans certains pays) ;

· de dépendance croisée entre la société cédante de la licence et la société étrangère productrice en cas d’intégration verticale (si la société étrangère fabrique un stade de la production) ;

· de conflit d’intérêts entre le licencié et la société concédante (cas du licencié qui désire vendre en grandes quantités au détriment de la qualité : l’image de marque risque d’en être affectée).

De plus, il faut envisager des coûts tels que la formation d’un personnel qualifié, apte à utiliser la technologie de l’entreprise, ce qui est long et coûteux.

Toutes ces raisons font que, lorsque les coûts de transactions liés à la cession de licence excèdent ceux de la création d’une filiale, l’entreprise a intérêt à internaliser la production en s’installant elle-même sur place.

 

4. Aspect dynamique : la recherche de positions concurrentielles

On observe qu’un certain nombre d’opérations de multinationalisation semblent résulter de réactions au sein d’une concurrence entre entreprises (tentatives de prises de pouvoir ou réactions à des tentatives de prises de pouvoir au sein d’un secteur).

Dans ce cas, la décision de multinationalisation va dépendre de celle des autres concurrents car les firmes sont interdépendantes dans un marché oligopolistique. Si une entreprise rompt une situation d’équilibre, les autres vont suivre. Cette situation peut être analysée en se référant aux jeux stratégiques avec échanges de menaces. Cela relève de la stratégie des jeux en univers concurrentiel plus que de considérations indépendantes sur les avantages spécifiques de localisation ou d’internationalisation.

Par exemple, Honda a été le premier constructeur d’automobiles à s’implanter à l’étranger (aux États-Unis) ; les autres constructeurs semblent avoir perçu cela comme une menace commerciale et ont suivi. La multinationalisation dans ce cas semble résulter d’anticipations par les autres producteurs de pertes de gains potentiels (sans considération spécifique des avantages).
De même, l’implantation de Volkswagen en Chine a été suivie par Peugeot ; on peut citer aussi la vague d’implantations (en très peu de temps) des constructeurs d’automobiles au Brésil.

Voir aussi : La montée des multinationales

 


 * Ceci a été théorisé par Dunning sous le nom du paradigme O.L.I. : O = "Ownership", qu’on peut traduire par "Occasions spécifiques dont l’entreprise est propriétaire" ; L = Localisation ; I = Internalisation

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